Anecdote
Voici quelques années, lors d’une de mes missions en entreprise, je partage pendant quelques mois le bureau d’une femme d’une cinquantaine d’années, qui me prend souvent à témoin dans les situations qu’elle rencontre dans son travail. Elle a une propension certaine à se plaindre et correspond en cela à un profil très répandu, notamment dans les grandes sociétés, de ces salariés aigris ou écœurés par leur condition mais qui ne renonceraient pour rien au monde aux nombreux avantages de leur entreprise. Un jour, en recevant un mail, elle s’adresse à moi en ces termes :
– C’est vraiment pénible de devoir obéir à des chefs qui ne savent pas ce qu’ils veulent et qui retournent leur veste tous les jours ! C’est toujours pareil dans cette boîte, ils nous prennent pour des larbins et on si on ouvre notre gueule on se fait descendre. Tu ne trouves pas cela insupportable ?
Peut-être s’attend-elle à ce que j’abonde dans son sens, toujours est-il que je lui réponds calmement :
– Mais c’est pourtant toi qui as choisi cela ?
– Eh bien tout de même, je n’ai pas choisi d’être traitée comme cela ! fait-elle, légèrement déstabilisée et surprise que je n’abonde pas dans son sens.
– Alors quelqu’un d’autre a choisi ce travail à ta place… ?
Quelques secondes se passent où je sens qu’elle vient de prendre conscience de quelque chose d’important, puis elle répond :
– Non, c’est vrai, personne n’a choisi pour moi, mais quel est mon autre choix ? Rester chez moi ? Et en ce cas avec quoi est-ce que je vis ?
– Tu as donc estimé que c’était la meilleure solution pour toi que de venir travailler, même dans ce contexte que tu subis, plutôt que d’être sans revenu pour te loger et te nourrir. N’est-ce pas un choix ?
– Et dans ce cas, ma collègue Chantal, du bureau d’à côté, qui est en arrêt pour cause de burn-out, elle l’a choisi aussi ?
– Chantal est hélas parvenue au point où elle subit aujourd’hui les conséquences de son choix d’hier.
Impression de ne pas avoir le choix
Des anecdotes comme celle-ci, j’en aurais 100 autres à raconter. Par exemple celle de cet homme qui m’a interpellé lors d’une conversation un peu similaire, en me donnant l’exemple de son épouse qui avait dû reprendre un dur travail d’ouvrière en usine après 15 ans passés à élever ses enfants. « Avait-elle d’autre choix pour financer les études de nos enfants ? », m’avait-il rétorqué. J’avais alors répondu à cet homme que son épouse, face à l’option de priver ses enfants d’études, avait jugé meilleur pour eux (et donc pour elle) d’accepter l’alternative d’une reprise d’activité d’ouvrière, fût-elle éprouvante. Cela restait un choix, même si les options possibles étaient limitées.
J’ai conscience que ce discours n’est pas facile à entendre et à accepter. Cela tient à ce que nous avons souvent l’impression – comme c’est le cas dans les 2 exemples ci-avant – que « l’on n’a pas le choix ». Ce sentiment est présent lorsque l’alternative au choix contraint est une situation impossible ou inconcevable : vivre sans revenu, priver ses enfants d’études, ou bien encore décevoir ses parents en ne prenant pas la bonne filière professionnelle, quitter sa région pour trouver du travail, etc.
Dans toutes ces situations, nous priorisons naturellement la valeur la plus sensible pour nous : la sécurité matérielle, le sacrifice pour nos enfants, le devoir filial, l’attachement à nos racines, etc.
Or si cette priorisation n’est pas perçue comme un choix, c’est parce qu’elle n’est pas consciente.
Frustration liée au manque de choix
La sensation de « n’avoir pas le choix » génère une frustration forte, où l’on sent que nos décisions sont totalement guidées par des forces extérieures. Selon les situations, on donne à ces forces extérieures des noms variés : le système, le destin, la crise, le contexte économique, la morale, la religion, le respect des dernières volontés d’un défunt, les « autres », nos parents, etc.
Pourtant, dans toutes les décisions que nous prenons au quotidien, nous avons le choix. Bien évidemment, celui-ci est très souvent contraint et la décision penchera alors vers la solution du moindre mal (selon notre priorisation des valeurs). Mais dès lors que nous prenons conscience que nous avons effectivement un choix, alors même la décision apparemment inéluctable prend une autre couleur. La frustration s’estompe, voire disparaît.
Dans notre première anecdote, ma voisine de bureau a pris conscience qu’elle avait fait un choix en venant travailler dans cette entreprise qui ne lui apportait pas entière satisfaction. Le simple fait de réaliser cela, de prendre conscience qu’elle avait privilégié une situation inconfortable (ce travail) à une autre situation pire (aucun revenu pour vivre), lui donnait la sensation nouvelle de maîtriser une partie de sa vie.
Pour cet homme dont la femme avait dû reprendre un emploi ouvrier, prendre conscience que cette décision avait malgré tout permis à sa femme de satisfaire une valeur hautement prioritaire pour elle (donner l’accès aux études à leurs enfants) avait apaisé sa frustration et sa colère.
Ce qui change quand on est conscient
La prise de conscience sur la question de choisir se joue à plusieurs niveaux.
Le premier est de réaliser que nous faisons des choix, constamment, nous et personne d’autre. L’effet immédiat de cette étape est que nous nous responsabilisons quant à notre situation actuelle, quant à qui nous sommes et à qui nous voulons être. Quand je prends conscience que c’est bien moi qui ai choisi ce métier dans lequel je croyais être arrivé par la force des choses, je prends aussitôt conscience en même temps qu’il ne tient qu’à moi d’en changer s’il ne me plaît pas et que personne d’autre ne fera ce choix à ma place. Quand je prends conscience, aujourd’hui adulte, que je peux désormais faire mes choix seul et remettre en question ceux que « mes parents avaient faits pour moi » (ou que j’avais faits pour ne pas les contredire ou les affronter…), ma vie prend un tout autre aspect.
Le second niveau de prise de conscience consiste à identifier quelles valeurs sont en jeu dans nos choix, et ainsi peut-être modifier nos choix en priorisant nos valeurs différemment. Je prendrai l’exemple d’une femme de mes connaissances, française, qui avait rencontré un Allemand pour lequel elle avait quitté emploi et terre natale pour créer un foyer chez lui. Ils avaient eu deux enfants et leur relation conjugale s’était détériorée au fil des ans. Ainsi au bout de 15 ans, leur vie sous le même toit était devenue très difficile. Sa situation professionnelle précaire faisait qu’il lui était risqué de quitter le foyer, sous peine de difficultés financières et d’incertitude d’obtenir la garde des enfants. Les choix qui se présentaient à elle étaient les suivants : retrouver une liberté et un environnement plus détendu en quittant le foyer conjugal, en vivant chichement dans un logement vétuste et en risquant de perdre la garde de ses enfants, ou bien conserver une vie auprès de ses enfants en supportant quotidiennement les colères et le harcèlement d’un homme qu’elle n’aimait plus. On voit dans cet exemple que les valeurs mises en concurrence dans le choix final sont de natures très différentes. La liberté, la paix et le respect de soi d’un côté, l’amour maternel et la sécurité matérielle de l’autre. Qu’importe le choix qu’a fait cette femme, il était certainement le bon ou le moins mauvais pour elle et il n’appartient à personne d’autre qu’elle d’en juger. Mais si elle l’avait fait en analysant en conscience les valeurs qui s’opposaient, peut-être aurait-elle été plus en paix avec elle-même après ce choix et – qui sait ? – en aurait-elle fait un autre.
Le troisième niveau de prise de conscience enfin consiste à réviser les choix possibles à la lumière des valeurs que l’on a identifiées dans le deuxième niveau. Pour illustrer cela, dans le cas de cette femme confrontée à ses problèmes conjugaux avec son mari allemand, chacun des 2 choix exposés peut s’enrichir de nouvelles conditions. Dans le premier cas, quitter le domicile conjugal peut s’accompagner de décisions qui vont atténuer la perte des valeurs sacrifiées : rechercher activement une activité professionnelle plus rémunératrice (ou s’en donner les moyens à court ou moyen terme) pour avoir un logement décent, s’adjoindre les services d’un conseil juridique pour préserver la garde partielle des enfants. Dans le deuxième cas, rester au domicile conjugal peut faire l’objet d’une redéfinition de ce qu’elle n’accepte plus (le harcèlement, la violence verbale ou physique, etc.) ou bien la négociation de nouvelles plages de liberté (activités hebdomadaires nouvelles, sorties avec ses amies, etc.).
De façon plus large, ce troisième niveau de prise de conscience peut permettre d’identifier des solutions alternatives à celles qui se présentaient initialement et élargir ainsi le champ des possibles.
L’adolescent tiraillé entre son désir de devenir comédien et son envie de faire ses études pour avoir la reconnaissance de ses parents peut ainsi trouver une troisième voie dans laquelle il suit des cours par correspondance en parallèle de son école de comédie. L’un de mes camarades d’enfance était fils de dentiste et son père exigeait de lui qu’il fasse des études scientifiques. Lui rêvait d’être pâtissier. C’est ainsi qu’après avoir intégré un lycée d’enseignement général et échoué au baccalauréat scientifique une première fois, il est entré en formation de pâtissier tout en repassant son bac en candidat libre. Il devenait l’année suivante à la fois bachelier et meilleur apprenti pâtissier du département.
L’amoureux de belles voitures tiraillé entre l’envie de s’offrir un nouveau bolide et l’envie d’acheter une maison pour y loger sa femme et leurs futurs enfants cherchera une activité occasionnelle de voiturier dans un grand hôtel pour conduire tous les plus beaux modèles automobiles et mettre de l’argent supplémentaire de côté.
Ce que cela apporte
La prise de conscience, et ce dès le premier niveau, nous apporte instantanément la certitude que notre vie nous appartient. Là où nous pensions être les otages de contraintes sur lesquelles nous n’avions aucune prise, la sensation que la décision définitive nous appartient finalement naît en nous.
Cette sensation nouvelle nous fait entrer dans un cercle vertueux. Plus nous faisons des choix en conscience, plus nous évitons de nous retrouver dans des situations où nos décisions seront contraintes et, in fine, nous sommes plus maîtres de nos vies.
Nous prenons notamment de nombreuses décisions qui structurent nos vies, de façon inconsciente et parce qu’elles font partie du schéma conventionnel de la société : trouver un emploi stable, se marier, emprunter pour acheter une maison, faire des enfants, les élever en suivant tels codes, etc. Tous ces choix – car c’en sont, n’est-ce pas ? – sont considérés comme la norme dans l’inconscient collectif (inconscient qui porte bien son nom) et sont souvent optés par des individus dont les valeurs propres sont en contradiction même avec ces choix. Pourquoi diable signer un contrat de fonctionnaire si on est épris de liberté ou d’indépendance ? Pourquoi faire des études de médecine si l’on n’a aucune appétence pour l’empathie ? Pourquoi acheter une maison si on aime changer de région tous les ans ? Pourquoi baptiser son enfant ou se marier à l’église si on n’est pas croyant ? Lorsque nous faisons de tels choix sans conscience, ils nous enferment dans des situations où nos valeurs prioritaires ne sont pas satisfaites et qui donnent lieu à des réactions parfois violentes. Typiquement, combien de personnes découvrent après coup que le choix de faire des enfants ou de se marier altère conséquemment leur liberté ? Lorsque ces choix seraient pris avec plus de conscience, ils pourraient s’accompagner de conditions annexes, comme par exemple : s’octroyer une plage régulière (quotidienne, hebdomadaire, annuelle…) pour faire une activité pour soi et qui représente pleinement la liberté (sport, musique, peinture, danse, cinéma…), s’accorder un week-end en amoureux chaque année, faire une soirée avec ses copains/copines chaque trimestre, etc. Bref, des conditions qui ménageraient des valeurs importantes pour soi et ne les sacrifieraient pas totalement à la valeur Famille, et qui diminueraient le nombre de réactions violentes (dépression, divorce, abandon, aigreur, harcèlement…).
Mon propos n’est pas ici de prêcher contre le mariage, contre la parentalité ni contre quoi que ce soit. Je veux simplement mettre en avant, avec des exemples qui parlent au plus grand nombre, à quel point nous faisons tous des choix sans conscience et pourtant très engageants.
En conclusion
Pour conclure sur cette réflexion où selon moi « tout est choix », j’ai conscience que c’est une position déstabilisante et difficile à accepter pour beaucoup. Je veux préciser que l’objectif d’adopter cette croyance n’est pas de créer de la culpabilité (c’est ta faute si tu en es là), mais au contraire de redonner à chacun l’opportunité de se réapproprier le pouvoir sur soi-même, ne pas le laisser aux autres (il m’appartient de décider comment je mène ma vie) et sortir d’une posture de victime qui subit.