07 Déc

L’Artiste

A mon père

L’Artiste, le vrai
C’est un artiste qui s’ignore
Il est toujours un peu distrait
Mais dans ses doigts il a de l’or

L’Artiste, le vrai
A plus d’une corde à son art
Il interprète avec succès
Des chansons drôles et bizarres
Chansons qui ne donneraient rien
Sans ses talents de comédien

L’Artiste, le vrai
Ne sait pas que jouer et chanter
En bon disciple de Monet
Il saurait peindre et dessiner
Bricoleur, à Noël il doit
Faire aux enfants jeu de tout bois
Un peu poète, un peu auteur
De belles-lettres amateur
Il sait utiliser sa plume
Quand il rêve ou quand il écume

L’Artiste, le vrai
Sa faiblesse est aussi sa force
Un cœur sensible qui ferait
Briller ses yeux, tomber l’écorce
Au simple récit d’une histoire
Devant la beauté d’un regard
A la musique d’un vieux chant
Au son du rire d’un enfant

Car pour l’Artiste, le vrai
Ils sont plus beaux que les tableaux
Que les chansons et les sonnets
Qu’il a peints, chantées ou écrits
Oui, ils sont tellement plus beaux
Tous ces petits riens de la vie

07 Déc

Entre chien et loup

Dès 14H00 les fans commencèrent à s’amasser devant les grilles du Zénith. Un soleil radieux, rare pour une fin septembre, inondait l’esplanade d’une clarté magnifique. Ils étaient quelque six mille chanceux à avoir obtenu le Sésame pour voir en chair et en os leur idole et assister à ce concert qui s’annonçait exceptionnel. Pas moins de quinze camions semi-remorques garés derrière le bâtiment trahissaient la débauche de moyens gigantesques mis en œuvre pour cette production pharaonique. L’artillerie lourde était déployée pour ce show hors norme à la démesure de la star. Le jeune homme, 24 ans seulement, affichait déjà cinq ans de tournée mondiale au compteur et chacune de ses prestations déclenchait l’hystérie chez son public.

Reconnaissons que cette star sortait résolument des sentiers battus. Son talent flirtait avec la perfection et son personnage dégageait quelque chose de totalement nouveau, mélange subtil de bestialité charismatique, de classe aristocratique, de désinvolture provocatrice et de sex-appeal hypnotique. L’association improbable – mais réussie – de Mick Jagger, Sean Connery, Eric Cantona et Robert Redford… à leur apogée.

Le spectacle se tenait à guichet fermé, les places s’étant intégralement écoulées en deux heures dix mois plus tôt. Les revendeurs à la sauvette faisaient leurs choux gras et le prix du billet atteignait déjà cinq fois son montant initial. Les stands de tee-shirts à l’effigie de la star et autres produits dérivés se trouvaient littéralement pris d’assaut.

Vers 17H00, toute cette foule vaquait allègrement à ses activités marchandes euphoriques lorsqu’une rumeur gronda à l’approche d’une limousine aux vitres teintées. Derrière deux rangées de barrières et un service d’ordre sur le qui-vive, la voiture s’arrêta, un gorille à oreillette vint ouvrir la portière arrière et une botte de cuir en sortit et se posa sur le tapis rouge déroulé pour l’occasion. Les fans se mirent à hurler, les filles s’évanouirent, les jeunes gens essuyèrent leurs larmes, tandis qu’un fringant jeune homme, lunettes de soleil sur les cheveux et chemise entrouverte leur adressait son plus beau sourire et un bonjour de la main. D’une démarche presque sauvage qui ne trahissait aucun soupçon d’humilité, il se dirigea vers l’entrée des artistes. Aux cris de délire des groupies qui tombaient une à une en syncope sur son passage, il répondait d’un sourire d’une nonchalance désarçonnante. Les fantasmes les plus fous s’interrompirent net au moment où la porte métallique claqua derrière lui, reflétant subrepticement la lueur orangée du soleil déclinant.

A l’intérieur, les techniciens s’affairaient avec effervescence. Dehors l’irrationalité, dedans l’efficacité. Le régisseur supervisait les derniers préparatifs et venait donner çà et là les consignes pour ajuster les détails, posant sa cerise sur le gâteau déjà impressionnant confectionné par les décorateurs et techniciens son et lumière.

La star entra, fit quelques pas sur le plateau et s’arrêta pour contempler la salle immense. Visiblement satisfait et nullement impressionné, il indiqua à son agent qu’il se rendait dans sa loge. Curieusement, tous les techniciens présents, pourtant tous employés sur la tournée depuis plusieurs années, se retournèrent sur son passage. Il exerçait sur les gens un magnétisme sur lequel le temps et l’habitude n’avaient aucune prise.

Aux environs de 19H00, tandis que le crépuscule jetait sur les tee-shirts des étals une couleur grise uniforme sans toutefois parvenir à en ralentir les ventes, les portes du temple s’ouvrirent. Les agents de sécurité eurent tout juste le temps de s’écarter pour ne pas être piétinés par la marée humaine qui se lança à l’assaut des premières places avec hystérie. La fosse s’emplit à la vitesse – sinon d’un Titanic venant de heurter un iceberg – d’un grand magasin un jour d’ouverture des soldes. De sa loge, la star pouvait percevoir les cris des fans implorant son apparition. Affichant le flegme d’un lion prenant le soleil, il savourait ce moment avec délectation, confortablement installé dans un fauteuil.

Une demi-heure avant d’entrer en scène, il jeta un œil à la fenêtre de sa loge comme pour se faire confirmer qu’il faisait nuit désormais. C’était son heure, celle où il devenait un autre. Il revêtit son costume de scène : un pantalon de cuir noir, une chemise rouge, une veste noire courte et cintrée au revers pailleté et des santiags mexicaines. Ses gestes étaient sûrs et pourtant cela ne ressemblait pas à un rituel. Aucune préciosité ni aucun souci de la finition ne semblaient diriger cette séance d’habillement, mais toujours cette forme de désinvolture rebelle, comme s’il était trop confiant du résultat pour s’attarder sur les menus détails qui pussent en altérer l’effet. Il passa tout aussi négligemment les mains dans sa chevelure dense pour la remettre correctement en bataille. Cette préparation qu’il paraissait avoir exécutée comme une corvée s’acheva toutefois par un acte étrange, dans lequel le rebelle céda la place… au précieux. Il sortit d’un sachet de soie un coupe-ongle en or et se manucura avec minutie. Il prit soin de limer les moindres aspérités laissées par le passage des lames et souffla sur ses doigts pour en retirer la fine pellicule de poussière d’ongles. Ce rituel achevé – car assurément c’en était un – il remit l’objet dans son étui et s’assura d’un regard vers la porte qu’aucun témoin gênant n’avait assisté à cette scène surréaliste.

Quelques minutes plus tard, son producteur frappa à la porte de la loge et lui dit, comme avant chaque concert : « Mike, c’est l’heure d’y aller, tu es attendu ». Alors Mike se leva et se dirigea lentement, religieusement vers la porte. Il était déjà dans un état second lorsqu’il l’ouvrit et que son producteur le prit par l’épaule pour le conduire jusqu’aux coulisses.

Il entendit vaguement le tumulte du public qui scandait son nom. La scène s’alluma, sous un éclairage tamisé laissant tout juste percevoir les formes des objets qui la meublaient. Les cris redoublèrent. Il les perçut, au lointain. Il entra sous le feu d’une poursuite, traversant un écran de fumée. Comme un spectateur privilégié, il put s’observer avancer de sa démarche sauvage, sure et chaloupée jusqu’au-devant de la scène, sourire et saluer la foule. Chaque geste était un acte machinal, qu’il avait déjà répété des centaines de fois. Il n’était déjà plus lui-même lorsqu’il entrait en scène. C’est probablement ce qui le rendait si hypnotique et qui fascinait le plus les spectateurs.

Au centre d’un décor somptueux, le piano l’attendait, majestueux. A l’instant même où il prit place sur le siège de cuir et où le plateau s’éleva sous l’effet de vérins, l’hystérie du public céda soudain à un silence religieux. Il ferma les yeux, leva les mains, maintenant chaque spectateur en haleine. Il prit une grande inspiration et posa délicatement les mains sur le clavier. Dès la troisième note, chacun avait reconnu le deuxième nocturne de Chopin.