07 Déc

Sur le GR65 (chemin de Compostelle)

Octobre 2022. Je viens de terminer un contrat chez un client et j’ai décidé depuis quelques semaines de m’offrir un mois de ressourcement pour prendre du recul. Cela fait plus d’un an que le sujet du chemin de St-Jacques m’arrive aux oreilles par l’entremise de diverses personnes que je rencontre : des cousins, des collègues, des amis… Si tant de gens m’en parlent et m’envoient le même message de façon répétée, j’en conclus que je dois en faire quelque chose. Mais il n’est pas question pour moi d’y goûter du bout des lèvres, juste une semaine. Non, partir un mois me semble une bonne mesure, ni trop peu ni trop beaucoup. Et pourquoi attendre d’être à la retraite pour s’offrir cette expérience ? D’ailleurs, qui sait si j’en aurai encore les capacités dans 15 ans ? Non, prendre du bon temps ne doit pas être un privilège de retraité.

Le vendredi 30 septembre, je quitte mon domicile angevin à pied, sac sur le dos et chaussures de randonnée aux pieds. Le « chemin » commence à ma porte. Direction le tramway. Puis la gare. Après un transit par Paris, trois correspondances et 8 heures de voyage (une mission !), j’arrive au Puy-en-Velay, point de départ universel du GR65, alias « chemin de St-Jacques par la voie du Puy ».

Je démarre ainsi ma randonnée le 1er octobre matin, choix de date très pratique pour compter les étapes. A cet instant, je n’ai pas d’objectif de distance mais uniquement celui de marcher un mois, si mes pieds et mon corps sont d’accord. Sur le chemin comme dans la vie, notre corps est notre véhicule. Notre mental voudrait faire des étapes de 30 km dès le début du parcours, porter un sac de 15 kg pour ne manquer de rien et rassurer toutes nos peurs. Dans mon cas, le dos et les jambes me font comprendre dès le Jour 2 que si je veux continuer l’aventure comme prévu, il me faut délester mon sac des chaussures et du blouson de secours et revoir la longueur de mes premières étapes à la baisse. Et crois-moi, c’est bien le corps qui a le dernier mot sur le mental. Aussi la première leçon que je reçois du chemin se résume-t-elle en ces mots : lenteur et humilité.

Passés les bobos des premiers jours et la négociation (à sens unique) avec mon corps, celui-ci s’habitue à l’effort quotidien et réveille une vitalité endormie par un métier trop sédentaire.

Les trois grands cadeaux que me fait le chemin du premier au dernier jour ont une valeur inestimable :

– des paysages époustouflants

Je prends l’habitude de partir tôt le matin, un peu avant le lever du jour. Les conditions sont alors exceptionnelles pour prendre la mesure entière de la beauté du monde et de la vie : la luminosité incroyable pose un éclairage coloré sur la nature, le silence est apaisant, la fraîcheur te réveille, tu croises ces animaux que tu vois rarement alors qu’ils partagent ton environnement (cerfs, chevreuils, renards, hiboux…). Les sentiments qui me gagnent chaque matin sont l’extase et la gratitude.

Ces paysages, tu ne peux les voir et les admirer qu’en marchant. Quand tu prends ta voiture pour aller au boulot le matin, tu sais éventuellement qu’ils existent mais tu ne les vois pas. Au mieux, tu les aperçois.

Marcher, c’est se mettre au rythme de la nature.

– des rencontres incroyables

Le chemin a le don pour synchroniser ton passage avec celui d’une personne qui viendra « te parler de toi ». C’est ainsi que je croise un jour Aurélien, un jeune homme de 28 ans. Il m’aborde lors d’une pause, un matin, et nous repartons ensemble en discutant. Rapidement, j’apprends qu’il travaille dans l’informatique (comme moi), qu’il a une passion pour la musique (comme moi), qu’il se pose beaucoup de questions sur le sens de son métier (comme moi), qu’il aimerait vivre de sa passion (…) Ça fait beaucoup de similitudes pour une rencontre de hasard, tu ne trouves pas ? Quelques points nous séparent quand même. Lui a planifié de marcher 2 jours seulement, à un moment où il perd pied dans sa vie. Moi, j’ai pris les devants et je n’ai pas attendu d’en être à ce stade pour me mettre au vert. Le privilège de l’âge m’offre également de pouvoir prendre du recul et relativiser certaines épreuves, que lui semble subir de plein fouet. Nous marchons 4 heures ensemble. Il me partage ses questionnements et les problèmes existentiels qu’il traverse, je l’écoute, je lui confie le ressenti avec lequel je perçois son récit, je lui parle de quelques lectures qui pourraient lui apporter un angle de vue différent. C’est un vrai climat de confiance qui s’établit entre lui et moi, si bien qu’au moment de se séparer (nous ne faisons pas étape dans le même village), il me dit qu’il se sent mieux d’avoir pu parler ainsi et qu’il a eu des éléments de réponse nouveaux à ses interrogations. Je le remercie pour ce moment très fort et je repars avec une vitalité reboostée. Moi aussi, je me sens mieux.

Ce qui marque dans ces rencontres, c’est de sentir comment un moment de profonde humanité de quelques toutes petites heures peut marquer les souvenirs de son empreinte. Peut-être ai-je un petit peu changé la vie d’Aurélien ce jour-là. Je veux lui dire aujourd’hui, s’il me lit, qu’il a aussi changé la mienne.

Dans la rubrique des rencontres incroyables, la plus insolite reste celle qui se produit à la toute fin de mon parcours. Je viens d’arriver à St-Jean-Pied-de-Port, dernière bourgade avant l’Espagne. Nichée au fond du Pays-Basque, c’est une charmante petite cité historique, haut lieu de passage pour les pèlerins en herbe. Errant un peu dans les rues à l’heure du déjeuner, avant de repartir pour les 5 km me séparant de mon gîte, je tombe nez à nez avec Gauthier, un copain musicien de Paris dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis 2 ans au moins. Il est de passage ici pour quelques jours de vacances et semble surpris autant que moi de me croiser ici. La probabilité qu’une telle rencontre ait lieu est infime. J’aime à penser que ce genre de « synchronicité » n’arrive jamais par hasard et qu’elle est toujours porteuse d’un message. Pourtant, à l’heure où j’écris ces lignes, je n’ai pas la moindre idée de ce que cette rencontre avec Gauthier signifie. Peut-être a-t-il la réponse…?

– une solitude qui ressource

Si j’ai plaisir à vivre des rencontres enrichissantes comme celle d’Aurélien, j’ai aussi un grand besoin de me retrouver seul pendant cette aventure. Je pourrais, pour illustrer cela, citer au hasard un des nombreux éloges de la solitude brillamment formulés par Sylvain Tesson. Mais j’aime la simplicité nonchalante avec laquelle Eddy Mitchell l’exprime dans son titre C’est bon d’être seul :

« Faut quand même dire merci

A ces grands moments de la vie

Où on s’ sent seul

Merci, merci, c’est bon d’être seul »

Je m’aménage donc, avec soin et application, de longues heures de marche solitaire, parfois même des journées entières. J’aime ces espaces où je peux contempler, méditer (walking meditation, comme on dit aux States), créer des mélodies, regarder mes pieds avancer l’un après l’autre, penser à tout, ne penser à rien. J’ai entrepris de faire ce chemin seul précisément pour expérimenter cette sensation de solitude, aller sonder au plus profond de moi-même et tenter de me comprendre un peu mieux. Je m’amuse d’ailleurs à observer d’autres marcheurs, partis seuls eux aussi, reformer un groupe à la première occasion et recréer des conditions de vie communautaire, avec les contraintes associées : marcher en groupe au même rythme, trouver un consensus dans le choix du kilométrage de la prochaine étape, créer un groupe Whatsapp pour s’envoyer des photos et des messages (importants !), s’échanger leurs liens Facebook… Le « pèlerin 2.0 ».

Mais je suis conscient que la solitude, qui a chez moi des vertus ressourçantes, peut être vécue chez d’autres comme une épreuve épuisante. N’est-ce pas là d’ailleurs une bonne définition de l’introversion et de l’extraversion ? L’introverti régénère son énergie dans l’isolement, l’extraverti en société.

Je suis finalement heureux de m’être autorisé (car il s’agit bien de cela, non ?) à vivre cette parenthèse enchantée. Les photos que j’en ai ramenées constituent autant de rappels, d’ancres, qui me téléportent sur le chemin quand j’ai besoin d’en revivre les sensations. C’est la première fois d’ailleurs que je prends autant de clichés dont je sois satisfait de la qualité. Si une belle photo est un signe que son auteur voit le monde en beau, alors je sais que le chemin m’a permis cela. Voir le monde de plus en plus beau.

Voir plus de photos.

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PS : Je n’ai pas relaté toutes les belles rencontres que j’ai pu faire en chemin. Je remercie Hervé, Anjuli,  Kevin, Cédric, Dominique, Jeff, Maud, Georges, Jeanne, Pascal, Christian, Véronique et Maurice, Laura, Gustave et tous les autres d’avoir croisé ma route et de m’avoir offert autant d’échantillons de belle humanité.

07 Déc

Photos du chemin de Compostelle

En octobre 2022, j’ai parcouru le chemin de St-Jacques de Compostelle par la voie du Puy-en-Velay (GR65) jusqu’à Roncevaux pendant 28 jours.

C’était une expérience extraordinaire et les paysages étaient d’une beauté telle que je me suis découvert un goût pour la photographie.

En voici une sélection. Il est possible de vous procurer l’album complet mis en page et commenté, sur demande.

Lisez aussi le récit de cette expérience.

07 Déc

L’Artiste

A mon père

L’Artiste, le vrai
C’est un artiste qui s’ignore
Il est toujours un peu distrait
Mais dans ses doigts il a de l’or

L’Artiste, le vrai
A plus d’une corde à son art
Il interprète avec succès
Des chansons drôles et bizarres
Chansons qui ne donneraient rien
Sans ses talents de comédien

L’Artiste, le vrai
Ne sait pas que jouer et chanter
En bon disciple de Monet
Il saurait peindre et dessiner
Bricoleur, à Noël il doit
Faire aux enfants jeu de tout bois
Un peu poète, un peu auteur
De belles-lettres amateur
Il sait utiliser sa plume
Quand il rêve ou quand il écume

L’Artiste, le vrai
Sa faiblesse est aussi sa force
Un cœur sensible qui ferait
Briller ses yeux, tomber l’écorce
Au simple récit d’une histoire
Devant la beauté d’un regard
A la musique d’un vieux chant
Au son du rire d’un enfant

Car pour l’Artiste, le vrai
Ils sont plus beaux que les tableaux
Que les chansons et les sonnets
Qu’il a peints, chantées ou écrits
Oui, ils sont tellement plus beaux
Tous ces petits riens de la vie

07 Déc

Entre chien et loup

Dès 14H00 les fans commencèrent à s’amasser devant les grilles du Zénith. Un soleil radieux, rare pour une fin septembre, inondait l’esplanade d’une clarté magnifique. Ils étaient quelque six mille chanceux à avoir obtenu le Sésame pour voir en chair et en os leur idole et assister à ce concert qui s’annonçait exceptionnel. Pas moins de quinze camions semi-remorques garés derrière le bâtiment trahissaient la débauche de moyens gigantesques mis en œuvre pour cette production pharaonique. L’artillerie lourde était déployée pour ce show hors norme à la démesure de la star. Le jeune homme, 24 ans seulement, affichait déjà cinq ans de tournée mondiale au compteur et chacune de ses prestations déclenchait l’hystérie chez son public.

Reconnaissons que cette star sortait résolument des sentiers battus. Son talent flirtait avec la perfection et son personnage dégageait quelque chose de totalement nouveau, mélange subtil de bestialité charismatique, de classe aristocratique, de désinvolture provocatrice et de sex-appeal hypnotique. L’association improbable – mais réussie – de Mick Jagger, Sean Connery, Eric Cantona et Robert Redford… à leur apogée.

Le spectacle se tenait à guichet fermé, les places s’étant intégralement écoulées en deux heures dix mois plus tôt. Les revendeurs à la sauvette faisaient leurs choux gras et le prix du billet atteignait déjà cinq fois son montant initial. Les stands de tee-shirts à l’effigie de la star et autres produits dérivés se trouvaient littéralement pris d’assaut.

Vers 17H00, toute cette foule vaquait allègrement à ses activités marchandes euphoriques lorsqu’une rumeur gronda à l’approche d’une limousine aux vitres teintées. Derrière deux rangées de barrières et un service d’ordre sur le qui-vive, la voiture s’arrêta, un gorille à oreillette vint ouvrir la portière arrière et une botte de cuir en sortit et se posa sur le tapis rouge déroulé pour l’occasion. Les fans se mirent à hurler, les filles s’évanouirent, les jeunes gens essuyèrent leurs larmes, tandis qu’un fringant jeune homme, lunettes de soleil sur les cheveux et chemise entrouverte leur adressait son plus beau sourire et un bonjour de la main. D’une démarche presque sauvage qui ne trahissait aucun soupçon d’humilité, il se dirigea vers l’entrée des artistes. Aux cris de délire des groupies qui tombaient une à une en syncope sur son passage, il répondait d’un sourire d’une nonchalance désarçonnante. Les fantasmes les plus fous s’interrompirent net au moment où la porte métallique claqua derrière lui, reflétant subrepticement la lueur orangée du soleil déclinant.

A l’intérieur, les techniciens s’affairaient avec effervescence. Dehors l’irrationalité, dedans l’efficacité. Le régisseur supervisait les derniers préparatifs et venait donner çà et là les consignes pour ajuster les détails, posant sa cerise sur le gâteau déjà impressionnant confectionné par les décorateurs et techniciens son et lumière.

La star entra, fit quelques pas sur le plateau et s’arrêta pour contempler la salle immense. Visiblement satisfait et nullement impressionné, il indiqua à son agent qu’il se rendait dans sa loge. Curieusement, tous les techniciens présents, pourtant tous employés sur la tournée depuis plusieurs années, se retournèrent sur son passage. Il exerçait sur les gens un magnétisme sur lequel le temps et l’habitude n’avaient aucune prise.

Aux environs de 19H00, tandis que le crépuscule jetait sur les tee-shirts des étals une couleur grise uniforme sans toutefois parvenir à en ralentir les ventes, les portes du temple s’ouvrirent. Les agents de sécurité eurent tout juste le temps de s’écarter pour ne pas être piétinés par la marée humaine qui se lança à l’assaut des premières places avec hystérie. La fosse s’emplit à la vitesse – sinon d’un Titanic venant de heurter un iceberg – d’un grand magasin un jour d’ouverture des soldes. De sa loge, la star pouvait percevoir les cris des fans implorant son apparition. Affichant le flegme d’un lion prenant le soleil, il savourait ce moment avec délectation, confortablement installé dans un fauteuil.

Une demi-heure avant d’entrer en scène, il jeta un œil à la fenêtre de sa loge comme pour se faire confirmer qu’il faisait nuit désormais. C’était son heure, celle où il devenait un autre. Il revêtit son costume de scène : un pantalon de cuir noir, une chemise rouge, une veste noire courte et cintrée au revers pailleté et des santiags mexicaines. Ses gestes étaient sûrs et pourtant cela ne ressemblait pas à un rituel. Aucune préciosité ni aucun souci de la finition ne semblaient diriger cette séance d’habillement, mais toujours cette forme de désinvolture rebelle, comme s’il était trop confiant du résultat pour s’attarder sur les menus détails qui pussent en altérer l’effet. Il passa tout aussi négligemment les mains dans sa chevelure dense pour la remettre correctement en bataille. Cette préparation qu’il paraissait avoir exécutée comme une corvée s’acheva toutefois par un acte étrange, dans lequel le rebelle céda la place… au précieux. Il sortit d’un sachet de soie un coupe-ongle en or et se manucura avec minutie. Il prit soin de limer les moindres aspérités laissées par le passage des lames et souffla sur ses doigts pour en retirer la fine pellicule de poussière d’ongles. Ce rituel achevé – car assurément c’en était un – il remit l’objet dans son étui et s’assura d’un regard vers la porte qu’aucun témoin gênant n’avait assisté à cette scène surréaliste.

Quelques minutes plus tard, son producteur frappa à la porte de la loge et lui dit, comme avant chaque concert : « Mike, c’est l’heure d’y aller, tu es attendu ». Alors Mike se leva et se dirigea lentement, religieusement vers la porte. Il était déjà dans un état second lorsqu’il l’ouvrit et que son producteur le prit par l’épaule pour le conduire jusqu’aux coulisses.

Il entendit vaguement le tumulte du public qui scandait son nom. La scène s’alluma, sous un éclairage tamisé laissant tout juste percevoir les formes des objets qui la meublaient. Les cris redoublèrent. Il les perçut, au lointain. Il entra sous le feu d’une poursuite, traversant un écran de fumée. Comme un spectateur privilégié, il put s’observer avancer de sa démarche sauvage, sure et chaloupée jusqu’au-devant de la scène, sourire et saluer la foule. Chaque geste était un acte machinal, qu’il avait déjà répété des centaines de fois. Il n’était déjà plus lui-même lorsqu’il entrait en scène. C’est probablement ce qui le rendait si hypnotique et qui fascinait le plus les spectateurs.

Au centre d’un décor somptueux, le piano l’attendait, majestueux. A l’instant même où il prit place sur le siège de cuir et où le plateau s’éleva sous l’effet de vérins, l’hystérie du public céda soudain à un silence religieux. Il ferma les yeux, leva les mains, maintenant chaque spectateur en haleine. Il prit une grande inspiration et posa délicatement les mains sur le clavier. Dès la troisième note, chacun avait reconnu le deuxième nocturne de Chopin.